
On ne cesse de découvrir les conséquences économiques, sociales, politiques et culturelles de la pandémie de Covid-19. Apprendre à penser autrement, deviendra de plus en plus nécessaire, car nous prenons conscience que loin d’être un événement passager, la pandémie est en train de transformer en profondeur nos sociétés, nos manières de vivre, de travailler, de produire, de nous déplacer, de consommer, de fêter, de nous divertir. Cette profonde transformation se complique considérablement lorsque l’on constate la dynamique géographique parfois incompréhensible du virus. Les pays qui s’enorgueillissait d’avoir su contenir l’épidémie se voient soudain frappés de la plus brutale manière, tandis que ceux qui pliaient sous le poids du Covid il y a quelques mois semblent désormais s’en sortir mieux que les autres. On peut voir là l’une des différences les plus frappantes d’avec la crise financière de 2008 : il semble que plus aucun gouvernement n’ose donner des leçons de vertu à ses partenaires européens. Toutefois, cette étrange dynamique géographique pourrait faire peser une menace sur la cohésion économique, sociale et territoriale de l’Union européenne. Une sorte de désynchronisation socio-économique. C’est pourquoi il faudra développer une nouvelle gouvernance multiniveaux de la pandémie.
L’un des effets quelque peu inattendu de la pandémie est l’actuelle montée de tensions entre grandes villes d’un même pays. En France, les villes de Paris et de Marseille ont fait couler beaucoup d’encre dans les médias de l’Hexagone, tant était (est) forte la volonté de ne pas se voir « imposer » par le pouvoir central les mesures de protection sanitaire. Cette tension se retrouve également en Allemagne, entre « Munich la disciplinée et Berlin la libertaire ». Au Royaume-Uni, entre Londres et le nord de l’Angleterre, Manchester et Liverpool, où des manifestations ont eu lieu contre Londres en faveur de l’ouverture des bars. En Belgique, entre Anvers et Bruxelles, puis plus largement entre la Flandre et la Wallonie. En Espagne, la situation est un peu différente car c’est Madrid elle-même la ville la plus touchée, et le conflit est donc entre Madrid et le gouvernement fédéral qui y siège. Cela montre qu’au-delà d’un conflit entre villes, ce sont surtout des tensions entre capitales, symbolisant le pouvoir central, et autres grands centres urbains qui craignent de se voir soumis à des mesures sanitaires particulières prises pour contenir la pandémie.
Une telle augmentation de la conflictualité au sein même des États membres de l’Union européenne est en effet due au fait que plus aucune autorité nationale ne souhaite mettre en œuvre un confinement total, sur l’ensemble du territoire, comme ce fut le cas au printemps 2020. Logiquement, c’est donc à l’échelle régionale voire des villes que les mesures vont désormais devoir être prises. Cette volonté d’éviter un confinement national est sans doute légitime, vu les dégâts économiques et sociaux des mesures prises parfois « à l’aveugle », selon certains, au printemps dernier. Mais la conséquence que l’on commence à observer et qui pourrait encore se renforcer dans les mois à venir — puisque la situation semble nous être promise pour de longs mois encore — est cette augmentation de la conflictualité nationale, territoriales, entre villes et régions au sein même des pays.
Manque de coordination
Ce risque n’est pas à prendre à la légère. Au niveau européen, le manque de coordination entre les États membres a largement été critiqué au début de la pandémie. Chaque pays prenait alors ses propres décisions de fermeture de frontières, de commandes de matériel médical, d’interdiction de voyages dans tel ou tel pays, etc. menant à une incroyable cacophonie. Il aura fallu attendre de longs mois pour que l’expression « coordination des politiques » parvienne à émerger dans les discussions diplomatiques du Conseil de l’UE. Le 13 octobre, une recommandation a — enfin — été adoptée par le Conseil de l’UE établissant des critères communs et une cartographie censés permettre aux États membres de prendre des décisions plus cohérentes. Toutefois, la recommandation n’est pas juridiquement contraignante. Il s’agit d’un appel politique aux États membres (qui « devraient » faire ceci, faire cela).
La grande difficulté politique à venir sera de concilier coordination européenne des mesures (pour plus de cohérence, d’efficacité et de transparence), et adaptation de ces mesures au plus près des situations régionales voire locales pour éviter un confinement national, au risque d’une forte montée des tensions intra-nationales, voire des fragmentations économiques et sociales : imagine-t-on de voir telle ville sinistrée par un confinement local sévère, les commerces fermés, les PME au bord de la faillite, les travailleurs licenciés, alors que telle autre ville voisine verrait ses commerces et restaurants ouverts, ses entreprises en ordre de marche et ses travailleurs au travail ?
L’enjeu est de taille : éviter cette fragmentation non seulement entre États mais aussi à l’intérieur même des États. On peut penser que les gouvernements nationaux se trouveront en quelque sorte pris en étau entre la nécessité de se coordonner au niveau européen alors que les tensions montent aux niveaux infranationaux. En réalité, cela nous oblige à sortir des schémas classiques de division entre ce qui doit relever du niveau européen et ce qui doit relever du niveau national. Nous sommes appelés à inventer une nouvelle forme de gouvernance multiniveaux de la pandémie, dans laquelle le défi sera de parvenir à optimiser les articulations entre la coordination européenne (sur les critères communs, la cartographie), la mise en œuvre de politiques nationales sur la base de ces critères communs, la proportionnalité et la non-discrimination au niveau des régions et des villes. Un chemin très étroit !
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